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dimanche 1 janvier 2006

1706 Une belle-famille bien intéressante

Cet arrêt causa au public une joie incroyable. Les marchands, les artisans avoient tenu leurs boutiques fermées. Dès six heures du matin, les salles du palais, les rues & les places d'alentour étoient remplies par la foule. Les juges furent reconduits chez eux par le peuple, avec des acclamations redoublées & M. Boyer d Aiguille, rapporteur, fut malgré lui reporté comme en triomphe dans sa maison.

Mais il survint des circonstances qui donnèrent un grand échec à cette faveur du public. A peine l'arrêt fut-il rendu que la femme d'un médecin de Toulon, nommé Serry, fit sortir le soldat des prisons, le fit habiller promptement, répondit au marchand des étoffes; & le mena en triomphe à Toulon dans la maison de son mari. Là ils lui firent épouser leur fille, avec dispense de deux bans; le dernier fut publié le jour même du mariage, pour prévenir toute opposition; la cérémonie se fit dans la chapelle des pénitens de Toulon.

Tout cela fut consommé en 15 jours, avant même que l'arrêt eût pu être signifié. Cette précipitation, disoit-on, pouvoit avoir pour motif la crainte que le soldat ne voulût pas effectuer le mariage projetté s'il eût eu son arrêt avant la célébration.

La mère de cette fille se nommoit de Villeneuve; elle étoit cousine germaine de M. de Villeneuve, l'un des juges ; cousine issue de germain de M. le président de Maliverny, gendre de M. d' Aiguille, rapporteur; le grand vicaire de Toulon qui prêta les mains à la célérité de ce mariage, étoit parent de M. d'Aiguille.

On sçut que c'étoit le médecin qui avoit fait tous les frais du procès; & avoit vendu les pierreries de sa femme & de sa fille pour fournir aux dépenses de l'enquête.

On fçut que, quand le procès fut sur le bureau, la mère & la fille allèrent exprès de Toulon à Aix pour le solliciter, logèrent chez M de Villeneuve leur cousin & l'un des juges & n'eurent d'autre table que la sienne. MM de Maliverny & de Villeneuve avouèrent eux-mêmes la parenté dans leur réponse à une sommation qui leur fut faite en octobre  1706 & M de Villeneuve convint de plus que la dame Serry avoit mangé chez lui pendant que le procès étoit sur le bureau.

On sait que la mère & la fille s'étoient donné beaucoup de mouvement pour la sollicitation & avoient employé auprès des trois magistrats dont on vient de parler tout le crédit que peuvent donner l'alliance & la parenté; qu'elles avoient encore dans le parlement un autre parent au degré prohibé, c'étoit M. de Villeneuve conseiller honoraire & que tous ces juges avoient du côté de leurs femmes plusieurs autres parens dans le parlement.

On sçut qu'aussitôt que l'arrêt fut rendu, la dame Serry délivra 5 000 livres pour le paiement des épices ( le rapport avoit duré 50 séances, sans compter celle où l'arrêt fut prononcé). Cette somme n'étant pas suffisante, le médecin envoya une procuration à un beau-frère qu'il avoit à Aix, nommé Boudon, à l'effet de s'obliger au restant du paiement pour la levée & de l'expédition de l'arrêt & cet acte portoit la réserve expresse des autres sommes & fournitures qu'il avoit avancées.